Le machine learning à dos d’éléphant

Smart Parks imagine un futur dans lequel des capteurs intelligents nous permettent de mieux comprendre et protéger les animaux sauvages. Il reste du boulot.

Boîte noire
7 min readApr 12, 2021

∎ Le machine learning est une technologie casanière de par sa gourmandise en énergie et en puissance de calcul. Cette dépendance aux gros ordinateurs est fort regrettable, car les machines qui apprennent gagneraient beaucoup à déployer leurs talents en plein air — pour protéger les animaux, par exemple. L’organisation Smart Parks développe des systèmes de gestion des parcs naturels depuis des années. Dans le futur, elle aimerait utiliser les systèmes intelligents pour prévenir les conflits entre humains et animaux. Son co-fondateur Tim van Dam est persuadé que le machine learning pourrait même nous aider à comprendre et communiquer avec les éléphants. Problème : comment faire tourner un modèle de machine learning sur le dos d’un pachyderme ?

∎ Bonjour Tim. Qu’est-ce que Smart Parks ?

Tim van Dam : Smart Parks est une entreprise sociale qui utilise la technologie pour protéger la nature. Nos solutions concernent moins les chercheurs que les administrateurs de zones protégées, comme les parcs nationaux. Ces espaces sont extrêmement difficiles à gérer. Il faut entretenir les routes et les clôtures, surveiller la position des véhicules et des rangers, contrôler les réserves d’eau et d’essence. Nous proposons des capteurs qui permettent de surveiller correctement ces éléments et donc de créer un espace capable de soutenir la biodiversité. Ce sont les mêmes problématiques que pour les smart cities ou les smart harbors, mais… Pour une meilleure cause, selon moi !

∎ Comment est né Smart Parks ?

Tout a commencé quand je suis allé en Afrique pour la première fois avec mes parents, qui sont impliqués dans une association de protection des rhinocéros en Tanzanie. J’avais 16 ans. Je me rappelle avoir été extrêmement impressionné par les animaux et les paysages immenses du Serengeti. Les années ont passé, j’ai trouvé du travail dans les télécommunications, je me suis impliqué dans l’Internet des objets… Et quand je suis retourné en Tanzanie, j’ai constaté que les systèmes de tracking des rhinocéros étaient assez datés pour être dangereux. Avec un équipement bon marché, un braconnier pouvait trianguler la position des animaux en utilisant les balises que les rangers posaient sur leur corne. J’ai donc développé un nouvel émetteur plus difficile à détecter pour les personnes non-autorisées. Tout est parti de là.

∎ Donc vos capteurs concernent aussi les animaux ?

Suivre les animaux représente seulement un à deux pour cent de notre travail. Cependant, toutes nos missions tournent autour d’une question qui les concerne directement : comment pouvons-nous prévenir les conflits entre espèces sauvages et humaine ? Et surtout, que pouvons-nous faire en temps réel ? Quand nous avons l’assurance que le lieu de vie de ces animaux est bien géré, il devient possible de les surveiller correctement avec un certain nombre de capteurs. Actuellement, ce sont essentiellement des balises GPS. Mais dans le futur, nous pourrions utiliser des systèmes de mesure de mouvement, des sons, de la température… Une fois croisées, ces informations nous permettront peut-être de prévenir les conflits.

∎ Vous venez de boucler un concours qui met le machine learning au service de la protection des éléphants, Elephant Edge Challenge…

Absolument ! Ce concours avait deux catégories. La première demandait de concevoir un « tableau de bord électronique » capable d’organiser les données en provenance de colliers, et la seconde de monter des modèles de machine learning qui pourraient exploiter ces données à des fins de conservation des éléphants.

∎ Quels ont été les résultats ?

Nous avons reçu énormément de choses… Un projet gagnant proposait de croiser les informations d’un micro et d’un accéléromètre pour identifier les comportements des éléphants et les périodes de musth, mais aussi de prédire la présence de braconniers. Un autre projet un peu « hors-limites » voulait utiliser une caméra et un système de vision par ordinateur pour identifier les objets qui se trouvent autour d’un éléphant, comme d’autres animaux ou des êtres humains. Un participant voulait même analyser la signification des barrissements avec un capteur de vibration… Malheureusement, nous ne sommes pas encore capables de faire tout cela.

∎ Pour quelles raisons ?

Des raisons techniques. Comme les parcs sont souvent des zones reculées avec une connectivité limitée, nous ne pouvons pas vraiment transmettre de données en temps réel. Au mieux, vous pourriez installer un collier muni de divers capteurs sur un animal et le récupérer quelques temps plus tard pour en extraire des informations entreposées localement. Et grâce à ces informations, vous pourrez peut-être construire un modèle de machine learning. C’est formidable pour la recherche mais inutile pour la protection des animaux. De plus, collecter et transmettre des données en temps réel consomme beaucoup d’énergie. Or, pour le moment, une batterie grosse comme un paquet de cartes permet de récolter des informations pendant une journée maximum. On ne parle même pas de transmission ! Il faut aussi se rappeler que les animaux sauvages ne sont pas comme votre chat, vous ne pouvez pas les trouver ni les attraper comme bon vous semble.

∎ Avez-vous des pistes pour contourner ces limitations ?

Oui. Nous avons attaqué le problème de la connectivité avec le LoRaWAN, un protocole de transmission des données qui utilise peu d’énergie. Malheureusement, la bande passante est trop faible pour permettre de réaliser du machine learning dans le cloud. Il faut donc que les modèles effectuent leurs calculs au plus près des capteurs qui fournissent les données. On parle de Edge Machine Learning. Et c’est ce que permet TinyML.

∎ Vous pouvez nous expliquer ce qu’est TinyML ?

C’est du machine learning en petit. [Rires] En temps normal, les systèmes de machine learning — pour la reconnaissance faciale ou la vision par ordinateur par exemple — ont besoin de gros ordinateurs pour fonctionner. Les techniques de Edge Machine Learning comme TinyML permettent de déplacer ces tâches vers les « frontières » du système. Cela permet de faire tourner un modèle de reconnaissance des objets dans une GoPro ou même plus petit. Les procédés de construction des modèles de ce genre ont considérablement progressé ces dernières années. Grâce à des start-ups comme notre partenaire Edge Impulse, des entreprises comme la nôtre, avec de petits budgets et de grandes missions, peuvent profiter de telles technologies.

∎ Néanmoins, peut-on imaginer une solution matérielle ? De meilleures batteries, peut-être ?

Tout le matériel dont dépend le machine learning progresse. Les capteurs sont de plus en plus économes, les systèmes de traitement des données aussi. Malheureusement, nous approchons rapidement des limites physiques du hardware, particulièrement pour les batteries. Au risque de passer pour pessimiste, je pense que nous ne pourrons rapidement plus compter sur les progrès matériels.

∎ Tant que nous sommes sur le matériel : comment créer un boîtier assez robuste pour résister aux conditions de la brousse ?

C’est toute une affaire. Prenons les éléphants. Ils vont se baigner tous les jours et passent des heures en plein soleil. Ils se frottent contre des arbres et des rochers. Comme nous avons pour objectif de faire passer la durée de vie moyenne des colliers de tracking de deux à huit ans, nous passons beaucoup de temps à rechercher de bons matériaux qui résistent à l’humidité, aux changements de température, à la force des animaux… Et la plupart du temps, nous sommes obligés de « chemiser » les boîtiers en les plongeant dans de la résine époxy, ce qui complique considérablement leur recyclage. Nous faisons notre possible pour développer des boîtiers réutilisables mais après huit ans à dos d’éléphant, on ne peut pas attendre grand-chose.

∎ Vous avez parlé des rhinocéros et des éléphants, mais vos systèmes pourraient-ils être adaptés à d’autres animaux ?

Tout à fait. Cependant, il faudrait adapter chaque système à l’espèce et à l’environnement auquel il est destiné. C’est la raison pour laquelle nous travaillons sur une suite d’outils appelée Open Collar. Grâce à elle, des gens sans connaissances particulières sur le développement de colliers de tracking pourraient lancer leur propre système de surveillance des guépards, des lions… À eux de fournir les efforts nécessaires pour créer leurs propres applications. Pour se lancer, ils auraient juste besoin de nous acheter un tracker. Nous vendons ces appareils pour 500 euros pièce, contre 3000 à 5000 euros pour un collier pour éléphant développé par une entreprise spécialisée.

∎ Comment ces entreprises vivent-elles une telle concurrence ?

Nous avons essayé de travailler avec elles quand nous avons introduit LoRaWan dans la protection des animaux, il y a quelques années. Elles ont accepté mais ne nous ont jamais recontactés. Environ quatre ans plus tard, elles ont compris qu’elles ne pouvaient pas rater une telle technologie et ont lancé leurs propres appareils, dans leur coin, ce qui est stupide. Ces entreprises développent leurs technologies grâce à des subventions dédiées à la recherche… C’est notre argent. Ce qu’elles font est formidable mais elles doivent ouvrir leurs technologies. Inutile de tout fermer, mettez tout sur Github ! Nous savons qu’elles ne le feront pas et c’est la raison pour laquelle nous pratiquons des prix aussi bas : pas pour les mettre sur la paille, mais pour les asticoter et stimuler l’innovation. Avec un peu de chance, elles changeront bientôt leur business model et nous n’aurons plus à faire une telle chose.

∎ Tout ça pour le bien des animaux ?

Oui ! Nous ne faisons pas tout ça pour nous. Nous nous percevons comme un outil vers un but, pas un but en soi. Avec un peu de chance, nous pourrons faire autre chose un jour. Mais si nous sommes réalistes… Rendre le monde à son équilibre naturel, sans humains qui détruisent toujours plus la biodiversité chaque année… Ça ne risque pas d’arriver de sitôt. ∎

Boîte Noire est la newsletter hebdomadaire sur l’intelligence artificielle de Sébastien Wesolowski. Inscrivez-vous par ici : http://eepurl.com/hivYvT

--

--

Boîte noire
Boîte noire

Written by Boîte noire

Boîte Noire est une newsletter hebdomadaire sur l’intelligence artificielle. Inscrivez-vous par ici : http://eepurl.com/hivYvT

No responses yet